Pierre Lorillard

Crise sanitaire : des dirigeants du BTP témoignent et décodent leur vécu. Témoignages

Selon une enquête sur la santé des dirigeants réalisée en février dernier par l’observatoire Amarok sur un panel de TPE, l’épuisement des chefs d’entreprises a atteint un niveau record avec la crise sanitaire.  Moral au plus bas, fatigue au plus haut, ainsi qu’un « syndrome d’empêchement », lié au sentiment actuel d’impuissance des entrepreneurs…

Si le constat peut paraître évident, il cache cependant des réalités très différentes selon les secteurs d’activités. Comme le relevait notamment cet avril le cabinet Xerfi, « dans le bâtiment, jamais les carnets de commandes exprimés en mois de travail n’ont été aussi élevés depuis 1975 ». Une relance à relativiser, certes, par le changement de méthodologie introduit dans les statistiques en 2015. Le jugement des entrepreneurs sur leur activité est ainsi un indicateur plus fiable. A l’heure où le niveau d’activité retourne à la normale, nous avons demandé à quatre entrepreneurs de nous parler de leur vécu de la crise. De leur vision de l’avenir aussi. Le groupe Lorillard, Grosjean Solutions Bois, Engcon France et Mul-T-Lock ont chacun leur ressenti et leur expérience, liés à leur histoire, leur taille, leur secteur. Leurs managers racontent.

Premier confinement 17 mars – 10 mai 2020 : entre choc et adaptation

Trois premiers mois très difficiles, le temps notamment de la mise en place de procédures liées aux nouvelles contraintes sanitaires, et à l’adaptation des équipes.  

« Pour moi, la prise de conscience fut instantanée. Au lendemain de l’annonce 1000 personnes ont quitté l’entreprise. Tout un coup, les locaux sont entièrement vides. L’arrêt total a duré 15 jours, le temps de mettre en place un dispositif spécifique. C’est immédiat, et il faut réagir très vite » se souvient Pierre Lorillard, directeur général délégué du groupe de menuiserie industrielle sur-mesure.

« Tout le monde a sur-réagi, me semble-t-il après coup, avec un sentiment de panique, raconte de son côté Patrick Régnier, directeur commercial Engcon France, filiale du groupe suédois fabricant de matériel pour engins de chantiers, spécialiste des pelles hydrauliques. Dès la semaine précédent les annonces, nous avons informé la maison mère que nous allions mettre des salariés au chômage partiel. Nous n’avons pas été pris de court, mais ce qui était très difficile à gérer, c’était le manque de visibilité, l’incertitude pendant ces trois mois. Ce fut rapide et brutal, avec une baisse d’activité de 70 % sur avril et mai ».

Atelier Grosjean
Après le confinement : la mise en ordre de marche

« Je n’ai vu dans l’annonce du premier ministre qu’un accident de plus dans ce que nous vivons depuis 2019, entre grèves et mouvement des Gilets Jaunes. Pour moi, nous étions déjà dans un contexte de crise, nous avions déjà mis en place un dispositif de télétravail, le management était fluide, la communication via connexion à distance était prête », indique Alain Belli, DG de Mul-T-Lock, filiale française du groupe Assa Abloy oeuvrant sur les marchés du contrôle d’accès sécurisé. Ce que nous fait en plus, cela a été de développer une batterie d’indicateurs pour mieux piloter l’activité dans cette période manquant particulièrement de visibilité : indicateurs financiers, avec effet rétroviseurs, indicateurs de fidélité… Nous avons aussi travaillé sur les délais, tenter d’améliorer nos process ».

De son côté, Guillaume Grosjean, patron de l’entreprise de négoce de bois éponyme, met en exergue les tâtonnements des débuts sur la mise en place du télétravail. Sur une 50 aine de salariés, 30 ont travaillé à distance, soit les équipes des fonctions supports, les commerciaux. Mais l’entreprise, qui abrite à Wissous (Ile-de-France) un atelier de transformation et son centre logistique, ne pouvait pas externaliser toutes les fonctions. « Nous avons notamment une activité de logistique, avec des préparateurs de commandes, des chauffeurs-livreurs, de la manipulation, ainsi qu’un service de transformation avec un atelier est composé de 7 personnes. Nous avons organisé un protocole de présentiel pour ces personnels », explique le chef d’entreprise.

Pour les autres équipes, l’intégration digitale, à commencer par la communication interne a été renforcée. Service VPN externe et messageries pour les commerciaux itinérants, recours à la visioconférence avec les clients comme les fournisseurs, bref, l’articulation d’un dispositif d’information plus efficient.

Lorillard : entrée bois de l’internat de Chelles

« Disons que certaines choses qui auraient été faites en deux ans ont été bouclé en trois mois, comme la digitalisation de l’ensemble de nos services, constate de son côté Pierre Lorillard. Nous allons évidemment pérenniser le système de communication via Teams pour les rendez-vous en interne et externe, ce qui, au passage nous a fait faire des économies en coûts de transports.  On peut y voir du positif. Toutefois, rien ne remplace les interactions. Il faut un mix bien maîtrisé ». Le groupe a parallèlement boosté l’effort sur le télétravail, qui était déjà bien engagé Dans l’entreprise, 80 % des salariés ont été mis au chômage partiel, le solde représentant les fonctions supports, pour continuer à faire tourner l’entreprise.

L’adaptation à un marché devenant mouvant et incertain 

« J’ai ressenti ce temps comme une phase paradoxale, de la latence forcée mais aussi une urgence à se remettre en marche, à retrouver une vie « normale », se souvient Patrick Régnier (Engcon France). « Nous sommes une petite structure, c’était à la fois plus simple et plus compliqué. Les collaborateurs ont joué le jeu, nous avons travaillé deux fois plus pour relancer la machine, à l’issue du premier confinement. Là, c’est vrai, il y a eu un vrai stop, mais dès juin ce fut le redémarrage, suivi par trois mois, jusqu’en septembre, très forts, en prenant en compte que nous faisons partie des marchés peu impactés par la crise, car nous somme dans une niche très porteuse, avec un potentiel de progression très important. Le démarrage en 2021 a été démentiel, y compris pendant le troisième train de mesures restrictives, le troisième confinement ».

Engcon-Tiltotateurs

Pour le négociant Grosjean Solutions Bois, le redémarrage a été plus compliqué.

« Nous avons été impacté sur de nombreux débouchés, notamment le secteur de l’événementiel, les salons, où nous construisons les stands. C’est un secteur important pour l’entreprise, environ 20 % de notre activité, nous avons dû faire, temporairement, une croix dessus. En revanche nous avons vu croître la demande pour les particuliers, via les jardineries, les surfaces de bricolages : les aménagements de terrasses, les sols… Les consommateurs ont basculé leurs envies de consommation sur la rénovation de leurs logements. C’est l’un des effets du covid, avec le télétravail » , analyse Guillaume Grosjean.

Et aujourd’hui ? Flexibilité, évolution des marchés, de nouvelles perspectives ?  Les enseignements de la crise
Grosjean

En un sens, la crise sanitaire (et la tentation du tout sécuritaire ) est une voie royale pour Mul-T-Lock, positionné sur le marché du contrôle d’accès sécurisé, avec d’importants débouchés dans la santé, notamment les Ephad. « Nous avons surtout développé notre activité, en travaillant sur de nouveaux sujets : l’Ephad à domicile, avec des solutions de sécurité adaptées, une « clé » digitale pour piloter plusieurs accès de la maison, de la porte à la boîte aux lettres, mais aussi le guidage dans la gestion des médicaments, de la boîte à pharmacie. Nous avons innové avec des solutions liées au marché très porteur de la « silver économie ». Nous avons par exemple, travaillé sur la mise au point d’une clé « antibactérienne. La demande va s’accroître pour tout ce qui concerne la technique du sans contact. Et sous sommes pile dedans « , souligne Alain Belli.

« Je me rends compte après coup que l’anticipation a été primordiale. Nous avons accentué notre modèle, en suivant une méthodologie de travail plus flexible, notamment sur la communication et en particulier le système de téléphonie. Nous avons également accéléré notre transition digitale, même si elle était déjà bien amorcée avant la crise. Nous allons également être plus souple sur le home-office, aujourd’hui nous sommes prêts à faire du support technique à distance. La seule personne qui chez nous ne peut jamais être en télétravail, c’est celle qui s’occupe des pièces détachées. Cette alternance des équipes entre bureau et maison, ce nomadisme maîtrisé, c’est ce que nous allons, dans une certaine mesure et selon les collaborateurs, tenter de pérenniser », explique de son côté Patrick Régnier (Engcon).

Grosjean Bois

Chez Lorillard, c’est aujourd’hui la moitié des effectifs qui reste en télétravail, notamment tout l’administratif. L’entreprise se prépare, elle aussi, à une relance d’envergure : « Que se soit en B to B ou en B to C. Les consommateurs finaux n’ont pas dépensé pendant un an, ils veulent améliorer leur logement. La demande va être très forte on sent déjà des tensions sur les délais de livraison.  On le voit aussi sur notre site B to C de fenêtres Lorenove, dont le trafic a plus que quadruplé pendant la crise. Le plan de relance de l’Etat, sur la rénovation énergétique va également dans le bon sens.

« Nos clients, les distributeurs, ont été longtemps fermé, en télétravail. Aujourd’hui la plupart nous accueille à nouveau pour des rendez -vous physiques. Le bois est une matière noble, une passion, il est important de pourvoir toucher la matière, en plus du besoin évident de contacts professionnels entre clients et fournisseurs, primordiaux », renchérit Guillaume Grosjean. L’entrepreneur développe également aujourd’hui l’échantillonnage, «une aide à la vente » et attend de pouvoir réorganiser son « mini-salon » un événement commercial et convivial qu’elle orchestrait tous les ans sur son siège.

Et personnellement ?

« Cela m’a confronté à une autre méthode de management, beaucoup plus collaborative et horizontale. La façon de gérer la crise entre l’espace de travail et la sphère privée, fait prendre du recul, dans la vie professionnelle… Comme à la maison », conclut Patrick Régnier.

« Cela n’a pas modifié mon approche de tous les jours, mais ca m’a surtout confirmé que mon entreprise était saine, ce qui plus que nécessaire pour passer cette vague. Cela m’a aussi confirmé, s’il en était besoin, l’importance du travail d’équipe, du collectif, de la mobilisation de toutes les forces de l’entreprise, en visio, au bureau, sur les chantiers », estime quant à lui Pierre Lorillard.